Marcelle Ninio
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Marcelle est née le 5 novembre 1929 au Caire, fille cadette après deux fils, de ses parents Jacob Ninio et Fanny (née Haïm) d’origine turque. Ses parents émigrèrent en Egypte avec leurs familles. Son père quitta la Bulgarie avant la Première Guerre Mondiale en raison de l’enrôlement obligatoire des Turcs dans l’armée bulgare et sa mère émigra de Turquie en Egypte avec ses parents après la Grande Guerre.
La famille habitait dans le centre du Caire et Marcelle fit ses études primaires à l’école de la communauté juive où elle se distingua en basket-ball, en natation et en gymnastique.
En 1939, à l’âge de neuf ans elle perdit son père et la famille déménagea à Héliopolis. Marcelle y poursuivit ses classes primaires à l’école de la communauté juive locale et fit ses études secondaires à St Mary’s College. A cette époque sa mère sous-louait des chambres dans leur maison. Marcelle apprit la sténodactylo et commença à travailler comme secrétaire.
Lors de la création de l’Etat d’Israël, on instaura dans la section des renseignements de l’état-major général une unité spéciale dont la tâche était de recueillir des renseignements en temps de guerre – l’unité 131. En 1951 on délégua en Egypte le capitaine Abraham Dar, officier dans l’unité 131, afin d’enrôler des jeunes Juifs sionistes qui récolteraient des données pour l’unité. Afin de remplir sa tâche, Abraham Dar se fit aider par le Dr Haïm (Victor ) Saadia, sioniste actif et membre de la communauté juive du Caire, ainsi que du représentant de l’Agence Juive en Egypte, Shlomo Hillel, qui devint par la suite ministre dans le gouvernement israélien, président de la Knesset et fut honoré du ‘Prix d’Israël’ pour l’œuvre de sa vie. Marcelle était active dans le mouvement ‘Hashomer Hatsaïr’ à Héliopolis et c’est là qu’elle connut le Dr Saadia qui recherchait des volontaires sionistes. Il la mit en contact avec Shlomo Hillel à qui Marcelle expliqua qu’elle était responsable des revenus familiaux, et demanda à celui-ci de pourvoir aux besoins de sa mère en cas de nécessité. La mère de Marcelle mourut en 1953 avant que le réseau ne succombât.
Après avoir rencontré Shlomo Hillel, elle fit la connaissance d’Abraham Dar et se porta volontaire dans le réseau qu’il avait mis sur pied au Caire. Elle était chargée de maintenir le contact entre les membres du réseau et de faire passer des colis entre les deux cellules à Alexandrie et au Caire. Abraham Dar la présenta aux membres du réseau du Caire et l’accompagna à Alexandrie pour qu’elle fasse connaissance avec les membres de la seconde cellule. En 1952 elle fit la connaissance de Meir (Max) Bineth, officier dans l’unité 131, qui menait une mission personnelle d’espionnage en Egypte, indépendamment des deux cellules créées par Abraham Dar. Arrivé en Egypte, Bineth lui remit des colis pour les deux cellules. Il lui apprit à photographier ainsi qu’à écrire à l’encre invisible.
Lors des arrestations des membres du réseau, Marcelle se trouvait à la ville côtière de Ras El Bar où elle fut arrêtée également. Elle fut transférée à Alexandrie où elle subit des interrogatoires et soumise à de cruelles tortures au cours desquelles elle tenta de se suicider. On l’emmena dans un état grave à l’hôpital où elle séjourna plusieurs mois jusqu’à son procès qui se conclut par une sentence de 15 ans de prison. Les autres membres furent eux aussi condamnés à de longues périodes d’emprisonnement. Moshe Marzouk et Samuel Azar, les chefs des cellules du Caire et d’Alexandrie, furent condamnés à mort par pendaison. Max Bineth se suicida dans sa cellule durant le procès.
En Israël on communiqua l’échec sous le couvert de la censure en parlant de « l’Affaire Malheureuse » ou de « l’Affaire ». Une question clé reste encore à résoudre : « qui a donné l’ordre » de mettre le réseau en action alors qu’il n’avait pas été préparé à commettre des actes de sabotage.
Après le procès, Marcelle fut incarcérée dans une prison du Caire. Tandis que les hommes du réseau étaient emprisonnés ensemble, Marcelle fut confrontée seule à sa séquestration dans la prison des femmes. En tant que sioniste condamnée pour espionnage au profit d’Israël, elle était isolée la majorité du temps des autres prisonnières politiques, communistes pour la plupart.
De temps en temps les autres membres du réseau parvenaient à communiquer avec elle par lettre soit en faisant passer des messages à l’aide d’autres prisonniers. Elle organisa une équipe de basket parmi les prisonnières, des cours de danse, de tricot, travailla comme volontaire dans l’infirmerie de la prison et surmonta ainsi les difficultés de la vie en incarcération. Les membres de la communauté juive du Caire lui rendirent visite et firent leur possible pour lui venir en aide.
Grâce aux efforts soutenus de Meir Amit, chef du Mossad à l’époque, les quatre derniers détenus du réseau – Marcelle, Robert Dassa, Victor Levy et Philippe Nathanson, furent libérés et arrivèrent en Israël le 12 février 1968. Marcelle étudia l’hébreu à l’oulpan, puis la littérature anglaise et américaine ainsi que l’histoire de l’art à l’Université de Tel Aviv. Après son arrivée en Israël elle fut promue lieutenant-colonel dans le service de renseignements de l’armée.
En 1971 elle connut son mari Eli Boger, avec qui elle vécut de nombreuses années à Ramat Hasharon et à Hod Hasharon. Marcelle est décédée le 23 octobre 2019.
Oraison funèbre – Robert Dassa
Je veux vous parler de Marcelle que j’ai connue comme personne d’autre ne l’a connue.
Marcelle a grandi au Caire, jeune fille jolie et intelligente avec un avenir prometteur. Elle accepta l’offre du délégué de l’Etat d’Israël qui lui demandait de s’engager dans des activités dangereuses au profit de celui-ci, et Marcelle était consciente de la responsabilité et des risques que cela comportait.
Qu’est-ce qui l’avait donc poussée à agir pour un pays éloigné qu’elle n’avait jamais visité, où elle n’avait ni famille ni connaissances ?
Réponse : le sionisme et l’amour de la patrie. En tant que jeunes Juifs sionistes en Egypte et durant toute notre jeunesse, Israël n’a cessé d’occuper le sommet de nos aspirations.
Ma première rencontre avec Marcelle eut lieu au tribunal. Je vis une jeune fille de caractère fort qui conservait sa dignité si caractéristique, comme on peut le remarquer sur les rares photos du procès. Le juge Digwi, président du tribunal égyptien, en s’adressant à d’autres détenus musulmans, leur conseilla de suivre l’exemple de la jeune personne qui les avait précédés.
Durant les années pénibles en prison, nous songions à Marcelle et échangions des pensées réconfortantes à distance. Nos liens se sont tramés et particulièrement consolidés pendant notre incarcération. Nous savions combien la situation d’une jeune fille isolée et entourée d’ennemis était éprouvante. Nous déployions des efforts pour garder contact. Marcelle trouvait des moyens originaux pour nous conyacter – une fois elle boucha l’égout pour faire venir un plombier à l’aide duquel elle nous fit parvenir une lettre. Elle nous tricota aussi des pulls, des écharpes et des chaussettes que je conserve jusqu’à ce jour. Je lui envoyais des cartes avec des dessins et des décalcomanies à chaque anniversaire. Il n’était pas facile d’obtenir ces objets en prison, mais cela nous encourageait et nous aidait à tenir le coup. Marcelle était la seule femme dans notre réseau. Je vous ai laissé entendre combien sa situation était ardue et on ne peut qu’imaginer ce qu’elle a pu endurer. Chacun reconnut en elle une femme imposante et courageuse, de caractère déterminé, une femme sensible et douce, qui portait toujours la tête haute. Quand on nous libéra, on demanda à Marcelle quel était son premier souhait – prendre un bain mousseux a-t-elle répondu. A la même question, moi j’ai demandé à boire dans un gobelet en verre.
Je ne m’étendrai pas ici sur l’échec de ‘l’Affaire’, ni sur la question de qui donna les ordres ou sur la prise en charge trop tardive de notre libération. Marcelle a décidé de reconstruire et de poursuivre sa vie. Elle a épousé Eli et donné un sens nouveau à son existence. C’était une femme cultivée à l’esprit ouvert, qui aimait l’art et les livres, mais sa blessure profonde ne s’est jamais complètement cicatrisée.
Un destin commun nous a gardé unis par des liens exceptionnels qui se sont raffermis d’année en année et que nul autre ne pourrait réellement comprendre. Elle était une part indivisible de ma personne, elle était pour moi une sœur et tante Lili pour mes enfants. Et si certains pensent que Marcelle n’avait pas de faiblesses, ils ne connaissaient pas son amour pour la ‘mélouhiya’ (plat égyptien typique) que nous avions l’habitude de manger ensemble. Elle était une partie de moi-même, après Victor et Philippe, mes enfants.
J’ai une prière à adresser, au nom de Marcelle et du mien également, peut-être une sorte de testament – Je demande que quelqu’un se charge de ce projet et que l’Etat veille à ce que notre histoire soit enseignée officiellement, tout particulièrement aux jeunes générations. Qu’elle ne tombe jamais dans l’oubli. Je pense que cela ferait plaisir à Marcelle.
Repose en paix Marcelle, tu nous manqueras énormément. Nous t’aimons beaucoup.